ANATOMIE DE L’INVISIBLE

À leur insu, certaines femmes s’aperçoivent qu’elles sont enceintes plusieurs mois après le début de leur grossesse. Parfois même le jour de l’accouchement. Souvent ramené au rang de fait divers, le déni de grossesse est abordé ici comme un fait social. Il se présente comme la manifestation paroxysmique de l’intériorisation des violences faites aux femmes, qu’elles soient physiques ou psychologiques.

En s’appuyant sur une enquête au long cours et une recherche plastique, Julie Balagué aborde, au travers du prisme du déni de grossesse, la question plus générale du corps des femmes et la manière dont la société contemporaine le traite. Loin d’être un sujet anecdotique, le déni de grossesse se présente alors comme un point d’observation singulier vers des questionnements fondamentaux.

Au-delà de cette manifestation extrême de l’action du psychologique sur le physiologique, le déni de grossesse nous parle plus largement de l’histoire des femmes : viol, inceste, violences obstétricales, pression sociale... Ces raisons, multiples, trouvent leur terreau dans le rapport au corps féminin institué par notre société.

Depuis sept ans, Julie Balagué étudie ce phénomène. Outillée de ses connaissances en sciences sociales, elle a mené quinze entretiens biographiques auprès de femmes ayant vécu un déni de grossesse, sur une période allant de 1979 à 2019. En s’appuyant sur leur parole, elle souhaite brosser ainsi un portrait de notre société, de la libération sexuelle à l’époque de l’après #metoo.

Par ses questionnements formels, Julie Balagué multiplie les niveaux de lecture de son travail : en s’intéressant à un sujet qui se dérobe, par définition, à la photographie, elle questionne la photographie elle-même. Et ce n’est pas anodin qu’elle utilise le médium de la preuve et de la trace pour montrer la matérialité de ce phénomène, tentant de rendre visible l’invisible. Restant fidèles à la réalité, sans forcément l’être à l’état du réel rencontré, ces photographies œuvrent pour une mise en récit de l’expérience vécue. La parole de ces femmes est un terreau fertile sur lequel elle s’appuie pour créer ses images, s’affranchissant ainsi de l’imagerie documentaire.

Au travers de différentes expérimentations formelles, Julie Balagué invite le spectateur à se mettre en mouvement. Imposer un déplacement des corps, un changement de point de vue. Les images et les textes se découvrent, se déplient, se cachent, comme autant de métaphores de ce que nous ne pouvons voir.

Vidéo de présentation du projet

  • Découverte : Huit installations photographiques (100x80 cm)

La découverte revient sur le moment souvent le plus spectaculaire de ce phénomène, quand les femmes apprennent leur grossesse. Cela « survient » de manière inopinée, de la même manière que ces images qui se dévoilent seulement en les observant d’un point de vue précis.

Pierre : Le samedi soir on avait fêté le BAC. On avait bien bu. Le matin elle s’est réveillée en disant « J’ai mal au ventre, j’ai mal au ventre ! » Je lui dis de se rendormir. Mais elle continuait à avoir mal, elle ne pouvait plus se lever du lit. J’ai été voir sa mère et je lui dis « C’est bizarre Jessica n’est pas bien. » Elle est passée une première fois, normal. Et la deuxième fois elle se dit « C’est vraiment bizarre. » Elle regarde son ventre. Il était un peu bombé, mais pas plus quoi. Sa mère a dit tout de suite « Ben oui, tu es en train de faire une fausse couche. »

Jessica : Une appendicite, non ?

Pierre : Une fausse couche, car elle a vu le trait de grossesse.

Jessica : Tu vois ça, je ne m’en rappelle même pas.

Pierre : Ensuite on est partis tout de suite aux urgences. Dans la voiture, on commençait vraiment à se poser des questions. Mal au ventre, tant que ça… Et voilà, arrivés à l’hôpital, le médecin fait une prise de sang et tout ça. Il ne trouvait rien. Et après à l’échographie, il a su tout de suite... Puis hop un gros ventre de neuf mois !

Amandine : C’était en pleine nuit, je me suis mise à faire pipi au lit. J’ai réveillé mon chéri. « Non, mais à 24 ans, c’est quand même dingue de pisser au lit ! » On a changé les draps et je me suis rendormie. Mon chéri est parti au boulot. Vers 5h, je commençais à avoir mal au ventre, mais alors vraiment mal ! Je me suis dit : « Mince, je crois que j’ai chopé une gastro. » J’ai essayé de me rallonger, mais en fait, ça ne passait pas. J’ai appelé les pompiers : « Voilà, j’ai mal au ventre, j’ai fait pipi dans le lit il y a une heure, mais ça ne va vraiment pas, je ne me sens pas bien. » « Écoutez Madame, rallongez-vous, vous irez voir votre médecin ce matin. » Puis mon chéri a appelé les pompiers en disant « Écoutez, ma chérie ne va pas bien du tout, il faut vraiment que vous alliez à l’appartement, moi le temps que je rentre j’en ai pour ¾ d’heure, il faut vous dépêcher quoi ! ». Quand mon chéri est arrivé, j’étais en train de pleurer sur les toilettes, tellement j’avais mal au ventre. Les pompiers sont arrivés après. « Il faut vous dépêcher de faire quelque chose parce que je vais au boulot cet après-midi, donc il ne faut pas que je sois en retard ! » « Écoutez Madame, je crois que vous êtes en train d’accoucher. »

Hélène : Un truc incroyable. Quand je suis rentrée chez le médecin, j’avais le ventre plat, vraiment. Je me suis levée et à ce moment il y a eu une sorte de mouvement de bascule dans mon ventre, ça a fait « Clac, clac, clac » et puis « Chcrou » ça s’est libéré. En fait j’étais enceinte de huit mois. Sous mes yeux en quelques secondes, j’ai eu un ventre comme ça. Et là, je vous assure, pour moi c’était la folie totale... Et la chose terrible dont je me suis souvenue ensuite, c’est qu’à cet instant précis j’ai eu une sensation de viol. J’ai vraiment eu l’impression que quelqu’un s’était introduit en moi. Non d’un chien ! Il y était, il était installé ! C’était la panique totale parce que je me disais « Mais comment je vais faire pour faire sortir un truc gros comme ça de moi ? » Pour moi, c’était hallucinant, je ne savais plus où j’habitais. Franchement j’étais folle... Mon psychisme, il se barrait vraiment… À tel point que le docteur a appelé ma copine Martine en lui disant « Viens la chercher parce qu’elle va faire une bêtise. » C’est vrai. Il n’habitait pas loin de la Garonne, à Toulouse, et je me serai jetée dans la Garonne. C’est vraiment… Pour moi c’était trop… Vraiment, vraiment trop… Trop de folie...

  • Après : Onze ensembles texte/image

Cette séquence permet de considérer les conséquences à moyen et long terme de ces dénis dans l’histoire de ces femmes, dans leur relation à leur corps, à leur enfant et plus largement à la société.

JB : Le stérilet, vous l’avez fait poser après votre déni ? C’est à votre demande ?

Jessica : Oui, il était hors de question pour moi de reprendre la pilule. Je n’avais plus confiance. Parce que même à l’heure actuelle, ça fait six ans maintenant, mais tous les mois je fais un test de grossesse.

JB : Vous continuez encore tous les mois ?

Jessica : Tous les mois, c’est psychologique, c’est dans ma tête. Il faut que je sache. Ça fait un sacré budget, d’ailleurs ! Mais pour moi, il n’y a que ça qui me rassure.

Hélène : Quand je me réveille de ma césarienne, il y avait toujours ma fidèle amie Martine. Et mon bébé n’était pas là. Dès que j’ai pu être en capacité de parler, j’ai demandé aux infirmières où était mon bébé. « Oh ben il est dans un autre hôpital, on l’a emmené pour voir si tout allait bien. » Bon... Un jour passe, deux jours. Tout le temps je demandais des nouvelles de mon bébé, je leur demandais quand est-ce qu’ils allaient le ramener. Le lendemain, on m’amène des cachets. « Mais c’est pourquoi ? » « Ah ben c’est pour l’allaitement. » Bon, je prends ça. C’était en fait pour me couper la lactation... Les jours passent, les jours passent, les jours passent. Tous les jours, je demandais ce qu’il avait, pourquoi on ne me le ramenait pas, et on ne me le ramenait jamais. J’avais vraiment peur. Pour moi, dans ma tête, s’il n’allait pas bien, c’était à cause de moi et de tout ce que j’avais vécu. Alors j’avais de la fièvre, j’avais 39, 40 de fièvre. Ils ont commencé à faire toutes les analyses possibles et inimaginables. Ils ont regardé si je n’avais pas la tuberculose, la fièvre jaune, le choléra ! Et je n’avais rien, juste c’était... Eh ben oui, je ne comprenais pas ce qui se passait, j’étais mal en moi et c’était tout, quoi. Et en fait, dix jours ont passé comme ça.

JB : Dix jours !

Hélène : Oui, et c’est très long ! Vraiment très long ! Excusez-moi le terme, mais c’étaient de vrais salauds. Mais si seulement ils m’avaient dit : « On le ramène tel jour. », ou : « Il a ça. », ou : « Il est là-bas pour ça. »

JB : On ne vous a absolument...

Hélène : Rien dit !

Ophélie : Je sors de la maternité au bout de trois jours. Au moment où je suis partie, j’ai dit au revoir à tout le monde, tous les gens qui étaient là pour m’aider et j’étais en pleurs. Et je leur dis : « Mais vous ne comprenez pas, en fait, je n’y arriverai pas ! » Et vraiment, je me disais : « Ils n’ont pas compris, quoi ! Aidez-moi ! Je n’y arriverai pas, je vais la laisser dans un coin, ça n’est pas possible ! Depuis le début, je vous dis que je veux vous la laisser ! Je ne veux pas la prendre. » Bon… Je pars avec, parce qu’il faut... Parce que j’ai l’impression que personne ne m’aide à ce moment-là. Il faut y aller. Arrive la première fois où elle réclame à manger et je suis toute seule : une catastrophe ! Je n’y arrive pas ! Et trois jours comme ça, où je n’arrive pas à lui donner à manger. Le papa a repris tout de suite le travail parce que ça l’arrangeait de prendre ses onze jours cumulés avec ses congés. Je passe mes journées à la regarder de loin. Et dès qu’il faut la changer, je lui dis : « OK, je le fais, mais... c’est tout ce que je peux faire pour toi ! Tu ne vas pas rester dans ta crasse, je ne suis pas comme ça. » Et vraiment, je lui dis. Je le verbalise. Quand elle pleure, je lui mets la main sur sa poitrine et je lui dis : « Désolée, c’est tout ce que je peux faire pour toi. ». Je passe des journées entières à pleurer et à me dire : « Mais qu’est-ce que c’est ce cauchemar ? ». À lui verbaliser que je ne peux pas faire autre chose et à attendre que le papa rentre pour qu’il prenne le relais.

  • Causes : Sept dispositifs rétroéclairés (30x35 cm)

Cause remonte à la genèse de chacun de ces dénis. Ces images présentent le lien entre ce processus et ses origines dans des récits de vie qui sont aussi ceux des violences faites aux femmes.

JB : Comment s’est déroulé votre premier accouchement ?

Barbara : Ça a été très difficile, parce qu’elle était mal positionnée. Les sages-femmes étaient à deux sur moi, ça a été une catastrophe cet accouchement. Je l’ai mal vécu… Ça m’a quand même suivie, parce que j’ai eu une épisiotomie, sans péridurale. Ils m’ont aussi recousu sans anesthésie, sans rien du tout.

JB : Vous arrivez pour l’accouchement du second dans quel état d’esprit ?

Barbara : Très stressée. En revanche, je suis tombée sur une gynécologue top. Elle m’a dit : « Votre épisiotomie, elle doit vous gêner. Qu’il y ait besoin ou pas d’en faire une, je vais vous la refaire parce que là ça n’est juste pas possible ! » Ça m’avait gêné pendant trois ans quand on avait des rapports. Mon gynécologue me disait : « Oh, mais il faut juste vous masser la cicatrice ! ».

JB : Et ce second accouchement ?

Barbara : Pendant le travail en salle d’accouchement, je sentais qu’il y avait un souci. Je leur ai dit. Je voyais sur le monitoring que le cœur chutait. C’est allé très vite, ils ont été top. Mais parce qu’il ne pleurait pas, ils me l’ont enlevé tout de suite.

JB : Donc l’accouchement, en général, ce n’était pas un très bon souvenir ?

Barbara : Non… Je ne garde pas... Je dirais que c’est vraiment le premier qui a été le plus dur, parce qu’il a été dur pour moi. Pour le second, j’ai eu extrêmement peur pour mon bébé. Et pour le troisième, j’ai fait un déni.

JB : Tu as eu envie de voir un psychologue ?

Alexandra : Non, il n’y avait pas de soucis... J’ai beaucoup de famille, cousins, cousines ! Franchement, à ce moment-là, je n’avais pas besoin d’aller chez le psy ! Aujourd’hui je ne dis pas, mais je le ferai de moi-même, au moment où j’aurai envie. Après... J’ai vécu un truc toute jeunette... Je sais que, pour avoir lu certaines thèses sur le déni, un truc comme je peux avoir vécu, un truc qui est resté caché, en sommeil pendant longtemps à l’intérieur de moi, un truc grave, je sais forcément que ça peut avoir eu des incidences aussi sur ce déni de grossesse. Ça a pu avoir un effet.

JB : Est-ce que je peux te demander ce qu’il s’est passé ?

Alexandra : Oui. J’ai été violée toute petite. Après le déni j’ai eu besoin de le dire à ma mère. Je me suis dit que j’aurai pu mourir, qu’il aurait pu m’arriver n’importe quoi et ma mère ne l’aurait pas su. C’est arrivé avec un cousin qui était plus vieux que moi. Il devait avoir l’âge de mon frère. C’est un truc que j’ai gardé pendant longtemps caché. Je pense qu’il y a eu des incidences sur ma vie. Toute petite je ne dormais pas la nuit... Et une fois que j’ai mis ça devant le nez de ma mère, je me suis un peu libérée. À moitié, parce que je ne me libérerai pas totalement.

JB : La fausse couche que vous avez faite c’était combien de temps avant votre déni de grossesse ?

Amandine : A peu près un an avant. À l’époque je travaillais dans un genre de camping, je savais que j’étais déjà enceinte, mais c’étaient des horaires de dingue ! Je prenais tôt le matin en pleine chaleur. Un matin... Je nettoyais un grand couloir et en fait je me suis mise à perdre du sang à foison.

JB : Ça a été difficile pour vous ?

Amandine : Ouais, ça a été dur... Même si avec Thomas on avait décidé que je me fasse avorter. Moi, je ne voulais pas, mais Thomas voulait.

JB : Pourquoi ?

Amandine : En fait on venait juste d’arriver. Du boulot on n’en avait pas forcément. Donc on s’est dit qu’avoir un enfant tout de suite ça allait être compliqué. Et après j’ai fait ma fausse couche donc ça arrangé tout le monde, tout le monde était content. Enfin content... Je l’ai mal vécu. Quand j’ai fait ma fausse couche, Thomas m’a emmenée à l’hôpital et du coup ils m’ont donné un médicament pour évacuer. J’ai accouché entre guillemets et en fait j’ai vu sortir quelque chose. Et ils l’ont laissé comme ça devant moi. Et c’est un truc qui m’est toujours resté et ça je l’ai mal vécu.

  • Fragments : Une vidéo numérique (12 min) et cinq origamis photographiques (40x20 cm)

La fragmentation propose une mise en perspective de l’enquête elle-même qui « déplie », littéralement, les questions qui se posent autour de cette prise en considération du corps des femmes.

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