CETTE SOCIÉTÉ D’ENFANTS

Le 7 octobre 2021 le Sénat rendait son rapport d’information sur le harcèlement scolaire et le cyberharcèlement. En France, entre 800 000 et 1 000 000 d’élèves sont harcelés chaque année. La crise sanitaire a bouleversé la mission de l’Education Nationale en écartant les enfants des cours d’école. On pensait que le harcèlement scolaire diminuerait, mais le cyberharcèlement a pris le pas. Le plateforme Net Ecoute, pour les jeunes victimes de violences numériques, a enregistré une hausse de 26% d’appels entre la rentrée 2019 et la rentrée 2020. Cette année, la presse s’est fait l’écho de drames en révélant le suicide de très jeunes enfants victimes du cyberharcèlement. Mais ils sont aussi nombreux à développer des phobies scolaires ou des dépressions après ces lynchages numériques. Cette société d’enfants propose de suivre des jeunes, victimes de cyberharcèlement. L’enjeu de ce projet est de comprendre les mécanismes et les conséquences de ce phénomène que la crise sanitaire a exacerbé.

Projet réalisé avec le soutien de la Grande commande photographique de la BNF et du ministère de la Culture.

  • Les outils : Six ensembles texte / image

Je rentre en quatrième et là c’est reparti. Ils postent une photo sur Facebook. Il y a plus de 300 commentaires. Cette fois, ça a été beaucoup plus loin parce que je me suis fait mal. Les lames de rasoir m’ont bien été utiles. Je me suis beaucoup scarifiées, les jambes, les bras. Je ne sais pas pourquoi, j’ai même écrit le prénom d’une de mes anciennes amies sur mon poignet avec un compas.

Je me suis inscrite sur ask.fm. J’ai commencé à recevoir des questions ultra violentes sur la mort de mon père. Des trucs horribles, absolument horribles. C’était tellement un trop pour moi, j’ai craqué, j’ai bu un flacon d’anxiolytique.

Au départ elle nous parle de plein de petites choses qui ne nous semblent pas dramatiques. Elle doit porter des bonbons au collège. On se dit que ça n’est pas normal, mais pas très grave non plus. Même quand elle finit par tout nous raconter on ne se rend pas compte. Mais après elle nous montre les textos... Et là on se dit mais comment on a pu passer à côté de ça.

  • D’où je vous parle : Un ensemble texte / image

Je ne pouvais pas commencer cette histoire sans vous parler de la mienne. J’ai été victime de harcèlement scolaire en classe de troisième. Cet évènement est constitutif de la personne que je suis devenue. Le premier confinement a fait ressortir ce traumatisme, c’est pour cette raison que j’ai voulu entreprendre ce travail. À mon époque, nous avions des téléphones portables, mais seulement trente SMS par mois et aucun accès à internet. Aujourd’hui, les téléphones et les réseaux sociaux ont rebattu les cartes, ne laissant aucun répit aux victimes.

Serena était étudiante en photographie quand elle a été cyberharcelée. Quand je lui ai demandé les conséquences à long terme de ces évènements, elle m’a expliqué que son rapport à la photographie avait changé, que son sentiment de légitimité face à sa pratique personnelle était encore fragile. Parce qu’il me paraît important de vous dire que le regard que je pose sur toutes ces histoires est empreint de mon vécu, et qu’il me semblait aussi primordial de laisser la possibilité à Serena de renouer avec la photographie, je lui ai passé une commande : faire mon portrait.

Lorsqu’elle est venue chez moi pour que je la prenne en photo, je n’avais pas eu le temps d’aller chez le coiffeur. Je lui ai dit « C’est amusant, comme j’ai les cheveux longs je me fais une demi-queue. J’ai l’impression d’être une petite fille modèle ! » Quand j’ai tendu mon appareil photo à Serena, elle a eu l’idée de photographier cette coiffure qui me replongeait soudainement dans mon enfance et mon histoire.

  • Face : Six ensembles texte / image

Ça fait toujours un peu bizarre. Je ne suis jamais vraiment revenu devant le collège. Je n’aime pas trop. Là, il n’y a pas grand monde donc ça va. J’ai l’impression d’être plus jeune en fait. Un retour à l’adolescence. J’ai souvent du mal à me sentir adulte quand je reviens dans cette ville.

En fait, il y a beaucoup de sensations qui se mélangent. Un peu de peur. Mais d’un autre côté, c’est une victoire. Parce que je reviens en me disant que j’ai évolué. Face à ce collège, je me sens plutôt victorieux. Tout le monde s’est moqué de moi, mais finalement je suis là, à faire des projets exceptionnels. C’est vraiment beaucoup d’émotions qui passent. C’est un ascenseur émotionnel incroyable. Ce qui est important dans cette histoire c’est la note de fin. Et ma note de fin elle est positive.

J’avoue que j’ai un peu la boule au ventre, le plexus serré. Je n’arrive absolument pas à me concentrer sur le moment présent, ni sur ce qu’on est en train de faire. J’ai mes pensées qui partent dans tous les sens. En fait, je crois que ça m’angoisse. Pourtant j’y suis retournée depuis. Et en même temps, je garde aussi des souvenirs pas si désagréables, car ça a aussi été une période de fête et je me suis fait plein de potes. Mais quand même en ce moment, dans mon corps, il y a une angoisse qui me prend de la gorge jusqu’au ventre. Ça montre bien que je n’en ai pas fini. Je le savais, mais c’est toujours bien là.

  • Leurs histoires : Trente ensembles texte / image

Pendant le premier confinement, je suis rentrée chez mes parents. C’est là que tout est remonté. Je faisais des crises d’angoisse en m’endormant. Je ne l’ai pas caché car j’avais besoin d’une présence. Par exemple, je me suis remise à dormir la porte ouverte et je me chantais une comptine, c’était le seul moyen de m’endormir.

La question, est-ce que je suis vraiment homosexuel, s’est plutôt transformée en, est-ce que j’ai envie de rentrer dans une étiquette ou pas. Et c’est là où j’ai commencé à prendre cette liberté, à dire : « Je suis Gilles ! ». Avant que l’on me dise est-ce que tu es gay : « Je suis Gilles ! » C’est tout, point à la ligne. On a beau demander, parfois les gens ne comprennent pas. « Je suis Gilles, c’est tout ! ». Et c’est toujours ma posture aujourd’hui.

Je suis émue parce que je me dis que j’ai réussi à me faire prendre en photo. C’est positif. Au départ, je ne voulais pas, mais je me suis dit autant tenter, autant faire quelque chose de fort. Déjà, réussir à soulever mon t-shirt devant quelqu’un que je ne connais pas, ça n’est pas simple.

À partir du moment où je découvre cette conversation, je fais une crise d’angoisse monumentale, je n’en avais jamais fait de ma vie. Je ne sais pas ce qui m’arrive. Je lis tout d’un trait et là je me dis, mais quel cauchemar. Je découvre un groupe de discussion qu’ils ont appelé La pute et après c’est une déferlante de messages. Depuis trois mois ils commentent mes faits et gestes, ils m’insultent, se servent de confidences intimes que je leur fais. Je crois être amie avec des gens qui en fait me manipulent. Pour moi, c’est la trahison ultime. J’ai fait une énorme crise d’angoisse, j’ai attrapé ma couette, je me suis balancée en pleurant pendant des heures, je n’arrivais plus à respirer. Je n’ai pas pu aller à l’école pendant une semaine. Je suis restée dans cette classe pendant un an et demi de plus, ils n’ont pas arrêté. J’ai gardé le silence.

C’est un moment où toute la rage sort, ça fait mal, mais on prend sur soi, on y va parce qu’on a envie de vider le truc. C’est aussi un appel au secours, une façon de dire « je ne tiens plus ». Mais avant tout, j’avais envie de vider quelque chose que je n’arrivais pas à vider autrement. J’avais envie de me faire mal, j’en avais marre.

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